Jacques Coussens, le concepteur des bannières du GP de l’E3 : “Nos affiches controversées, c’est notre carte de visite !”
Les posters publicitaires de la course flandrienne ont très souvent fait le buzz. Petites histoires d’une grande tradition.
- Publié le 21-03-2024 à 19h59
”Qui donc aura de bonnes jambes à Harelbeke ?” Slogan de la 66e édition du Grand Prix de l’E3 (dites désormais E3 Saxo Classic) de ce vendredi, la formule accompagne une paire de gambettes dévêtues montée sur des escarpins d’un genre très particulier à toutes les entrées de la cité flandrienne. Entre référence au jargon cycliste et humour potache, l’affiche officielle de l’épreuve World Tour tape inévitablement dans l’œil. “Si vous avez détourné le regard en arrivant à Harelbeke pour notre rendez-vous, c’est mission accomplie : le but d’une bannière, c’est qu’elle soit vue !” Un sourire accroché jusqu’aux oreilles, Jacques Coussens semble heureux de son effet. Depuis quinze ans maintenant, cet homme d’affaires et porte-parole du comité d’organisation d’une course toujours indépendante est aussi le cerveau de ce qui est devenu une tradition.
”Nous présentons chaque saison notre affiche le lundi qui précède l’Omloop Het Nieuwsblad. Dans la région, une réelle attente accompagne ce dévoilement. Je prends grand soin de conserver le mystère puisque même les autres membres du comité d’organisation ne savent pas ce que j’ai concocté ! Lorsque je me balade en ville début février, les gens m’accostent pour me demander des petits indices, mais je reste totalement inflexible et muet (éclat de rire)…“ Un certain art du teasing pour une affiche qui fait chaque année le buzz et crée même parfois de réelles polémiques.
2009 : la sœur de Nico Eeckhout nue pour la première
Créé en 1958, le Grand Prix de l’E3 est l’une des classiques flandriennes les plus récentes. Souvent considérée comme la petite sœur du Tour des Flandres, l’épreuve a toujours cherché à se construire sa propre identité.
”L’idée de proposer une affiche originale m’est venue en amont de l’édition 2009, se souvient Jacques Coussens. Cette année-là, Joke Eeckhout (NdlR : la sœur de l’ancien champion de Belgique Nico) était la seule femme de notre comité d’organisation. Lors de l’une de nos réunions, je lui avais lancé sur un ton mi-plaisantin mi-sérieux que si elle pouvait se mettre nue sur un vélo de course, notre bannière serait alors toute trouvée (rires)… Elle m’a d’abord répondu que ce n’était pas un truc pour elle mais deux jours plus tard elle me retéléphonait en me lançant que si l’image n’avait rien de sexiste et était réalisée avec classe, elle était partante pour le projet. Je lui ai lancé : on fonce ! Nous avons trouvé la bonne équipe pour la réalisation d’une première qui a été un réel succès puisqu’elle a beaucoup fait parler de nous. J’ai fait toute ma carrière dans le marketing et je suis très terre à terre pour certaines choses : l’objectif d’une publicité, c’est qu’elle interpelle et attire l’attention.”
2011 : les courbes de Gaëlle Garcia Diaz en collines flamandes
Deux ans après la première affiche à succès, Jacques Coussens opte à nouveau pour une silhouette dévêtue au moment de réaliser l’affiche de l’édition 2011.
”L’un des sponsors principaux de notre course était alors P-Magazine, un hebdomadaire populaire essentiellement destiné à un public masculin (NdlR : et célèbre pour son édition spéciale maillots de bains dans laquelle posaient des personnalités flamandes). Pour être en phase avec notre partenaire, nous avons utilisé les courbes de la mannequin Gaëlle Garcia Diaz pour représenter les collines de l’Ardenne flamande qu’escaladait le peloton. La société a très fortement évolué dans la foulée de mouvements comme #MeToo et il serait totalement impossible et inconcevable de ressortir le même projet aujourd’hui.”
2012 : le bisou de Germaine à Boonen
Actrice principale d’une pièce de théâtre qui fait un tabac en Flandre à cette période, Germaine est la star de l’affiche de l’édition 2012 du Grand Prix de l’E3. “Ce visuel a été un gros succès de par son humour décalé, rembobine Jacques Coussens. Nous avions poussé le clin d’œil assez loin puisque nous avions demandé à cette miss protocolaire d’un nouveau genre de monter sur le podium d’après-course afin de remettre le bouquet du vainqueur à Boonen. Cela avait fait beaucoup rire Tom et tout le public également…”
2015 : le pincement de la polémique
L’affiche de l’édition 2015 est assurément celle du plus gros buzz jamais réalisé par le GP de l’E3. “Sur le Tour des Flandres 2013, Peter Sagan avait fait scandale en pinçant les fesses de l’hôtesse qui venait de monter sur le podium à ses côtés afin d’embrasser le vainqueur. Le texte de notre affiche était une référence claire à ce moment qui avait beaucoup fait jaser puisque notre slogan était “qui va la pincer cette année” ? Internet était en plein boum à cette époque et notre affiche a très vite fait le tour du monde. Le problème est que tout le monde ne comprenait pas le clin d’œil à l’épisode Sagan. J’ai ainsi reçu un total de sept plaintes venues d’Angleterre, de France ou de New-York. Mais aucune de Flandre car les gens avaient compris qu’il ne s’agissait évidemment pas de premier degré. Comme nous étions menacés d’astreintes allant jusqu’à 100 000 euros pour ce que certains plaignants considéraient comme une publicité sexiste, nous avons choisi de retirer notre affiche. Tous les membres de notre comité d’organisation sont des bénévoles et personne n’avait envie d’aller au procès… On vous a dit que la main sur l’affiche originelle était la mienne ? (éclat de rire) Oui, c’est vrai. Mais je tiens à préciser que je n’ai pas touché la demoiselle qui pose à mes côtés. L’une de nos fiertés est que toutes nos affiches ont été réalisées sans montage Photoshop, il s’agit toujours de réelles mises en situation.”
2024 : mais à qui sont ces jambes ?”
Pour réaliser le projet de l’affiche 2024, Jacques Coussens a dû jouer d’une certaine ruse. “L’ensemble du lexique cycliste qui tourne autour des jambes m’a toujours fait sourire. Après l’idée du slogan “Qui donc aura de bonnes jambes à Harelbeke ?” j’étais à la recherche d’un projet visuel et je me suis dit qu’une chaussure cycliste montée sur talon pourrait avoir de l’effet. Comme je suis un visage connu de la région, j’ai envoyé ma femme chez un cordonnier avec une paire de chaussures de compétition que j’avais commandées parce qu’elles avaient la même teinte bleue que celle de notre logo. Lorsque mon épouse a demandé à l’artisan de placer un talon d’une dizaine de centimètres sous la semelle en carbone, celui-ci l’a regardée comme une extraterrestre (rires)… Il a tenté de lui expliquer très sérieusement qu’il ne serait plus possible de marcher une fois le talon monté.”
Le défi consiste maintenant à trouver à qui appartiennent les jambes et les pieds qui se sont glissés dans ces drôles d’escarpins. “En ville, certains sont persuadés qu’il s’agit des guibolles d’un homme que nous aurions choisi pour surprendre. Beaucoup tentent de me tirer les vers du nez, mais je ne lâcherai rien avant la cérémonie protocolaire de ce vendredi qui lèvera ce grand mystère (sourire)…”
Se démarquer mais pas choquer
Si plusieurs affiches officielles du GP de l’E3 ont donc parfois créé la polémique, Jacques Coussens se défend de chercher à choquer sciemment.
”Pour exister, il faut savoir se démarquer. Les organisateurs de courses cyclistes ont souvent eu une image de gens un peu ennuyeux que nous avons, je crois, participé à dépoussiérer. Nos affiches controversées sont, en quelque sorte, notre carte de visite désormais mais notre intention n’est jamais de heurter la sensibilité du public. Ma meilleure conseillère est mon épouse que je consulte toujours lors de mes projets et n’hésite jamais à me dire quand je vais trop loin. La polémique du dessin (NdlR : représentant van Aert à l’arrivée du cross de Benidorm sur un vélo sans selle avec un texte en deux temps “la communauté LGBTQ brûlante d’enthousiasme… pour le maillot arc-en-ciel de van der Poel bien entendu”) est, selon moi, différente du sujet des affiches puisqu’un dessinateur nous concocte une dizaine d’illustrations par édition destinée aux réseaux sociaux notamment. Je comprends que, si on ne lit pas le texte, la réalisation puisse heurter. Mais certains médias flamands ont réalisé des sondages révélant que 93 % des gens trouvaient la chose réussie contre 7 % la considérant choquante. Mais ce sont ces 7 % qui dont qu’on a autant parlé de nous… J’ai à ce jour quatre idées d’affiches très claires dans mon esprit pour les prochaines éditions. Mais je sais qu’une d’entre elles ne verra jamais le jour car les temps ont changé. Et je ne veux pas choquer gratuitement.”